Histoire Des Libertines (88) : Nééra, Le Parcours D’Une Prostituée De La Grèce Antique

AVERTISSEMENT : UNE NOUVELLE LISTE DE LIBERTINES

Dans cette rubrique historique, j’ai suivi jusqu’à présent une logique chronologique qui a débouché sur la publication de 87 textes depuis le 14 août 2017, date de la première publication dans cette série.

Je suis parvenue à la fin de la première liste, que j’avais établie, de « grandes libertines de l’histoire », d’autant que je n’ai pas souhaité évoquer des personnalités contemporaines ou, en tout cas, toujours en vie.

J’ai donc travaillé sur une nouvelle liste de libertines, découvertes au fur et à mesure de mes lectures. J’ai identifié une cinquantaine de femmes qui, au fil des siècles, méritent de figurer dans cette série.

Pour faciliter le suivi de la rubrique, j’ai décidé de poursuivre la numérotation actuelle.

Je rappelle enfin que je suis ouverte aux suggestions des lecteurs et lectrices qui apprécient cette rubrique.

LA PROSTITUEE LA PLUS CELEBRE DE L’ANTIQUITE

J’ai déjà publié un texte sur les hétaïres de la Grèce antique : « Histoire des libertines (2) : Le temps des hétaïres », publié le 19 août 2017 et où j’ai en particulier évoqué des hétaïres célèbres, comme Aspasie de Milet, compagne de Périclès, Phryné, la prostituée sauvée par sa poitrine, ou encore Thaïs, qui aurait poussé Alexandre le Grand à incendier Persépolis.

Nééra est une hétaïre du IVe siècle av. J.-C. en Grèce antique. Il n'y a néanmoins pas de données précises sur ses dates de naissance et de décès. Elle a été le personnage-clef de plusieurs procès remarqués, dont la documentation donne une image vivante des conditions de vie des femmes dans la société des cités-États grecques. Grâce à une abondante tradition écrite, Nééra est aujourd'hui la prostituée de l'Antiquité dont on connaît le mieux la vie.

LES DEBUTS A CORINTHE : ELEVE DE NICARETE

Nééra est probablement née aux environs de 400 av.

J.-C. Son origine est incertaine : elle a pu être une trouvée. Elle a été achetée vers 390 par Nicarète de Corinthe, une maquerelle. Nicarète gérait un établissement « supérieur » à Corinthe, une ville renommée dans l'Antiquité pour sa florissante économie de la prostitution.

Ancienne esclave, affranchie, Nicarète tint un bordel à Corinthe au IVe siècle av. J.-C. Elle y avait sept jeunes filles qu'elle a choisies dès leur plus jeune âge pour leur beauté et leurs promesses de succès : Anteai, Stratola, Aristocleia, Métanira, Phila, Isthmias et Nééra.
Nicarète présentait Nééra comme sa fille, et se souciait de la « formation » de ses prostituées. Par ce lien de parenté supposée, Nicarète essayait de pousser vers le haut le prix des passes de ses clients : il était courant que des femmes libres demandent des prix plus élevés pour leurs prestations.

Nééra avait commencé à vendre ses charmes avant même la puberté. Sa formation ne se limitait pas à la conduite envers les hommes, aux soins corporels et aux artifices cosmétiques ; il entrait dans les devoirs professionnels de l'hétaïre d'apporter aux clients une compagnie stimulante sur le plan intellectuel dans les banquets. C'est pourquoi ces demoiselles recevaient de larges connaissances culturelles, que ce soit dans les domaines de la littérature, de l'art et de la musique, ce qui était inhabituel chez les femmes grecques d'alors.
Les filles de Nicarète avaient probablement une grande réputation à leur époque. Le poète Philétère évoque dans son poème « La chasseresse » trois des demoiselles de chez Nicarète (Nééra, Phila et Isthmias). La clientèle appartenait en grande partie à la meilleure société de l'époque. Elle venait même de l'extérieur de Corinthe.

Un hôte important du bordel de Nicarète, client attitré de Métanère était l'orateur Lysias (-440/-380). Voulant faire plaisir à son amante, au milieu des années 380 av. J.-C., il finança un voyage à Éleusis, cité voisine d'Athènes, où elle fut initiée aux Mystères.
Les amants furent accompagnés dans leur voyage par Nicarète et par Nééra également. C'était sans doute le premier séjour de Nééra dans la métropole de l’Attique.

Plus tard, Nééra revint dans cette ville, cette fois pour les Panathénées, où elle accompagnait sa maîtresse et son propre client attitré, Simos de Thessalie.

Comme le montrent les relations entre Métaneira et Lysias ou entre Nééra et Simos, les liaisons avec les hétaïres de Nicarète ne devaient pas être des satisfactions rapides et passagères, mais elles pouvaient devenir des relations à plus long terme. Néanmoins, on ne peut pas les compter dans la classe supérieure des prostituées, car leur statut d'esclaves ne leur donnait aucune liberté en ce qui concerne le choix de leur clientèle.

DU BORDEL A LA LIBERTE

Nicarète accepta que Timanoridas, de Corinthe, et Eucrates, de Leucade, achètent Nééra en -376, sans doute peu après le voyage à Athènes. Ils faisaient partie des clients attitrés de Nééra, et pensaient qu'il leur serait plus économique pour l'avenir de l'acheter tout de suite entièrement, même si la transaction devait encore leur coûter une coquette somme : Nicarète ne demanda pas moins que 3 000 drachmes, soit dix fois plus qu'un esclave artisan formé, et cinq à six fois le revenu annuel d'un travailleur. Bien que cela atteignît leurs limites financières à tous les deux, ils conclurent l'affaire. Maintenant, Nééra avait deux maîtres, qui pouvaient en faire ce qu'ils voulaient.

Après deux à trois ans d’exploitation sexuelle intense, les « copropriétaires » commencent à se lasser. Les trois arrivèrent à la solution que Nééra pouvait se racheter sa liberté pour 2000 drachmes, à condition de quitter Corinthe pour toujours. Avec l'aide de clients passés, et notamment d'un homme nommé Phrynion, elle réussit à réunir la somme et racheta sa liberté.

NEERA DEBAUCHEE ET PROSTITUEE

Nééra alla avec Phrynion dans sa ville, Athènes, et ils vécurent en couple.
Phrynion emmenait Nééra régulièrement dans ses débauches. Il aurait même eu des rapports sexuels en public avec Nééra, ce qui était inhabituel et choquant dans la Grèce antique. Il est rapporté en détail une beuverie à la fin de l’été 374 chez le stratège athénien Chabrias, à l'occasion de sa victoire aux jeux pythiques. Pendant la fête, Nééra se serait enivrée à mort, si bien qu’elle se serait offerte à de nombreux hôtes, et même des esclaves auraient abusé d'elle.

En -373, Nééra rassembla ses affaires et quitta Phrynion, qui l’avait maltraitée. Elle ne supporte plus la vie qu’elle mène, épuisée par le nombre d’amants et la cadence des passes qui lui sont imposées.

Avec ses propres affaires, elle emporta quelques objets appartenant à Phrynion. Son but était Mégare, un centre de prostitution comme Corinthe. Nééra y aurait fait de bonnes affaires, si la guerre contre Sparte n'avait éclaté, en paralysant le commerce et la prostitution, parce que les clients se tenaient loin de la ville. Nééra resta deux ans dans la ville et gagna difficilement sa vie de prostituée pendant cette période, en notant qu'elle n'avait pas qu'elle à nourrir, mais aussi ses deux esclaves Thratta et Coccaliné, qu'elle s'était déjà achetées pendant sa vie avec Phrynion.

UN NOUVEAU PROTECTEUR

Après la bataille de Leuctres (-371), qui renversa les rapports de force en Grèce aux dépens de Sparte et au profit de Thèbes, le riche Athénien Stéphanos vint à Mégare, et resta apparemment un certain temps chez Nééra. C'est là qu'ils commencèrent une liaison, et apparemment tombèrent amoureux l'un de l'autre. Il reste possible que Nééra n'était pas vraiment amoureuse, mais préférait la sécurité chez Stéphanos à une vie incertaine et instable. Même après la bataille de Leuctres, sa situation ne s'était pas améliorée à Mégare, et c'est pourquoi elle revint à Athènes avec Stéphanos, devenu son compagnon et son protecteur.

PARTAGEE !

Phrynion, dès qu'il a su la présence à Athènes de Nééra, a enlevé celle-ci de chez Stéphanos, avec l'aide de plusieurs amis.
Une telle manière de faire signifiait qu'il entendait faire valoir des droits qu'un maître a sur son esclave. Stéphanos porta plainte contre Phrynion. Le statut de Nééra devait être clarifié par un tribunal.

Nééra put rentrer chez Stéphanos, qui s'en porta caution avec deux amis ; mais on n'en arriva jamais au procès. Les deux parties se mirent d'accord pour consulter des arbitres privés. Chacun choisit un arbitre, et ils se mirent d'accord pour en choisir un troisième. Ils s'entendirent pour se soumettre au jugement des arbitres et pour ne plus engager de recours de droit.

Le résultat fut, comme c'est souvent le cas dans le cas d'arbitrages, un compromis acceptable pour Phrynion comme pour Stéphanos ; Nééra n'avait, dès le départ, pas son mot à dire. Il a été établi qu'elle n'était pas une esclave, mais une affranchie. Cependant, elle devait rendre tout ce qu'elle avait emporté de chez Phrynion, à part les vêtements, les bijoux et les deux esclaves qu'elle avait elle-même achetées. En outre, elle devait rester à la disposition des deux hommes au même titre, sur le plan sexuel ! Pour son entretien, elle était à la charge de l'homme chez qui elle vivait. Il semble qu’au bout de quelques années, Phrynion ait fini par renoncer à cette clause très particulière.

CONTENTIEUX AU SUJET DE SA FILLE

Plus de dix ans après ces événements, la fille de Nééra, Phano se maria pour la première fois. Son mari était un Athénien du nom de Phrastor. Mais ce mariage fut malheureux, et ils divorcèrent un an plus tard, alors que Phano était enceinte. Le motif de divorce donné par Phrastor était qu'il avait découvert que Phano n'était pas la fille de Stéphanos et de sa première femme, mais celle de Nééra. Or les mariages entre Athéniens et non-Athéniens étaient interdits.

Phrastor, malade et soigné par Nééra et Phano, finit par retirer sa plainte et par reconnaître le fils de Phano.

Au milieu ou vers la fin des années 350 av. J.-C., un nouveau problème conduisit encore Stéphanos devant le tribunal.

Un hôte de la famille, Épainetos d'Andros, un ancien client de Nééra, fut surpris en train de coucher avec Phano. Comme maître de maison, protecteur de tous ceux qui vivaient sous son toit, Stéphanos avait le droit de punir Épainetos, et même de le . Cependant, il ne lui demanda que 3 000 drachmes pour son forfait. Épainetos fut assez malin pour accepter, et il trouva deux amis pour se porter caution. À peine libéré, il accusa Stéphanos d'arrestation illicite. En outre, il affirma qu'il n'avait lui-même pas attenté à l'honneur de la maison, car Phano était une prostituée, et la maison de Stéphanos était un bordel. Tout ceci avait été combiné pour lui extorquer de l'argent, et même Nééra était au courant du projet. En réalité, toutes ces accusations étaient faciles à nier, et Épainetos aurait eu du mal à trouver des témoins prêts à témoigner contre Phano. Et pourtant, les juges auraient facilement pu être convaincus qu'une fille élevée dans la maison de la célèbre Nééra était également une hétaïre.

À nouveau, Stéphanos renonça au procès et aux 3 000 drachmes. Même s'il avait gagné, le procès serait arrivé devant le tribunal, où la promiscuité de Phano n'aurait pas pu être cachée, ce qui aurait gravement nui aux chances d'un nouveau mariage pour cette jeune femme et à la carrière politique de Stéphanos. Stéphanos reçut cependant 1 000 drachmes à la suite d'un arbitrage. En échange, Epainetos obtient le droit que la jeune fille soit à sa disposition lors de ses passages à Athènes !

Cela n’a pas empêché Phano de conclure un second mariage avec Théogénès, un proche de Stéphanos. Quand celui-ci, quelques années après, devient archonte, le scandale éclate : son épouse est une hétaïre, fille d’une hétaïre. Théogénès, qui prétend qu’il ne savait rien, répudie alors la malheureuse Phano.

LE PROCES NEERA EN DIT LONG SUR LA SOCIETE ATHENIENNE

Stéphanos était très impliqué dans la vie politique d’Athènes.

En 349, Stéphanos avait fait condamner Apollodore comme auteur d'un décret illégal. Quoique les juges aient réduit à un talent le taux de l'amende, Apollodore n'en a pas moins été ruiné. Quelques années après, son gendre Théomneste et lui-même essayent de se venger en faisant à leur tour condamner Stéphanos, en l’atteignant à travers Nééra. Théomneste et Apollodore soutiennent que cette femme est étrangère, qu'après avoir fait métier de prostituée elle a usurpé la qualité d'Athénienne, qu'elle se fait passer pour la femme légitime de Stéphanos et qu'elle a frauduleusement donné à ses s la possession d'état d's légitimes. On sait que la loi athénienne réservait ce titre à ceux dont le père et la mère étaient Athéniens.

Les conséquences d'un semblable procès étaient graves. Si l'accusation était reconnue fondée, Nééra devait être vendue comme esclave, ses s déclarés étrangers, Stéphanos lui-même devait être frappé d'atimie, c’est-à dire la privation de ses droits civiques.

Apollodore exposa en détail l'histoire de Nééra depuis le bordel de Nicarète et souligna comme il put sa perversité. Il essaya même, avec des arguments qui sembleraient aujourd'hui risqués, de démontrer que tous les s de Stéphanos étaient s de Nééra. Stéphanos avait contrevenu aux lois qui interdisaient le mariage avec des non-Athéniennes et avec des ex-prostituées.

L'acte d'accusation contre Nééra en dit long sur Athènes : culture, famille et mariage, ainsi que prostitution et métier d'hétaïre dans la Grèce antique. L'accusation soutenue par Théomneste et Apollodore devant le tribunal nous a été transmise par un discours du grand orateur Démosthène (384-322), l’adversaire de Philippe II de Macédoine, qui était un proche d'Apollodore sur le plan politique

On ne connaît aujourd'hui que le discours du plaignant et pas le résultat du procès. Les sources conservées ne rapportent rien sur le destin ultérieur des principaux protagonistes. Nééra n'eut pas le droit de participer au procès ni comme accusée, ni comme témoin, pas même comme spectatrice, conformément aux habitudes de la société athénienne, bien qu'une défaite eût signifié pour elle le retour à l'esclavage. En outre, le statut juridique des s dans ce cas serait devenu extrêmement précaire, et Stéphanos lui-même aurait été dépouillé de sa fortune ainsi que de ses droits civils et politique.

A travers le destin de Nééra, mais aussi les attaques que subirent d’autres hétaïres comme Aspasie de Milet ou le procès intenté à Phryné, on mesure le destin des hétaïres. Femmes libres de mœurs, cultivées et en même temps ramenées à leur condition de prostituées, elles furent souvent des cibles avec pour objectif d’atteindre leurs compagnons, qu’il s’agisse du grand Périclès pour Aspasie ou du modeste Stéphanos pour Nééra.

Dans le texte que j’avais consacré en 2017 aux hétaïres, je saluais des femmes courageuses, libres et qui l’ont souvent payé cher et ont vu leur mémoire maudite par un monde où le pouvoir appartient aux hommes et où ce sont des hommes qui écrivent l’histoire. C’est symptomatique pour Nééra où seul « l’acte d’accusation » nous est parvenu.

Pour toutes ces raisons, à travers le personnage de Nééra, je voulais rendre hommage aux hétaïres de l’antiquité, qui furent des précurseurs, tant au niveau de l’éducation, de la culture et de la sexualité. Elles n’en étaient pas moins en marge de la cité et la loi des hommes toujours prête à les condamner.

Je me sens à beaucoup d’égards proche d’elles. Ceux qui me traitent d’hétaïre croient à tort m’insulter, être comparée à ces femmes courageuses est plutôt un honneur.

La comparaison a évidemment ses limites. D’une part ces femmes ne faisaient pas ces choix librement, mais contraintes par la misère ou l’esclavage. Et reconnaissons qu’être libres de mœurs est plus facile de nos jours que sous la Grèce antique.

REFERENCES

Christian-Georges Schwentzel a consacré plusieurs pages (pages 123-128) à Nééra dans son livre « Le nombril d’Aphrodite » (Editions Payot, 2019)

Outre l’article de Wikipédia, je renvoie au lien suivant, qui contient « l’acte d’accusation » de Théomneste et Apollodore contre Nééra :

http://remacle.org/wolf/orateurs/demosthene/neera.htm

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